Voici un court entretien écrit avec Christophe Evans, sociologue travaillant à la BPI sur la problématique de la lecture chez les adolescents.
- Face au recul avéré de la lecture, quelle place celle-ci conserve-t-elle
chez les moins de 18 ans ?
Il faut se montrer prudent sur les constats concernant la baisse de la lecture : manifestement, en effet, la lecture de livre (je ne parlerais pas de lecture en général pour ma part) semble avoir régulièrement diminué au cours des 30 dernières années pour toutes les classes d’âge (surtout chez les hommes). Mais comme le statut de cette pratique évolue dans notre société, on peut se dire aussi que l’attitude qui consistait autrefois à surestimer ses propres pratiques de lecture est sans doute moins forte aujourd’hui qu’hier. Or, l’écart entre les pratiques autrefois sur-déclarées et des pratiques aujourd’hui moins sujettes à cette hausse artificielle est incalculable…
La lecture est aujourd’hui toujours plus forte chez les jeunes que chez les moins jeunes. Il y a une sorte d’âge d’or dans l’enfance (1ères lectures, albums jeunesse, BD), les choses se compliquent avec le passage au collège et surtout la scolarisation de la lecture livresque au lycée (encore une fois, surtout pour les garçons). Dans l’enquête longitudinale « L’enfance des loisirs » réalisée par le DEPS, on comptait 33% d’enfants de 11 ans qui déclaraient lire des livres tous les jours en 2002, on n’en comptait plus que 9% à l’âge de 17 ans en 2008. Pour beaucoup d’adolescents (pré et grands ados), la lecture de livres, et notamment de textes longs, est vécue comme une activité pénible, voire douloureuse pour certains. Leur univers culturel de référence, c’est plutôt celui des écrans (nouveaux écrans) et l’audiovisuel d’une manière générale, pas le texte en tant que tel. Je raisonne ici sur des majorités et des moyennes, bien entendu.
- Êtes-vous d’accord avec la notion de « digital natives » parfois contestée ?
Il y a des choses à prendre et à laisser dans cette formule. Oui, il y a une familiarité et une proximité très forte avec le numérique pour les nouvelles générations, c’est indéniable ; l’exemple le plus éloquent étant sans doute le rapport qu’ils entretiennent aux réseaux sociaux numériques (ils sont massivement connectés, et de plus en plus tôt). Mais la société presque toute entière a basculé dans l’Internet : 40% des retraités sont aujourd’hui connectés aux réseaux sociaux, qu’en sera-t-il demain ? Enfin, familier ne veut pas dire compétent, et encore moins expert. Certaines enquêtes montrent que les usages juvéniles du numérique sont très routiniers (facebook, youtube, google), et que dans les années 1980-1990, l’expertise était sans doute plus grande chez les jeunes, du moins pour une partie d’entre eux.
- Et dans ce contexte, quelles sont les nouvelles formes de lecture qui
apparaissent ?
Il faut garder l’œil, et cela devient difficile pour les chercheurs, sur tout ce que les jeunes lisent aujourd’hui sur Internet, là, les choses changent. Comme les contenus sont de plus en plus hybridés, c’est délicat : on lit, on écoute, on regarde, tout est imbriqué… Les pratiques de lecture numériques sont fragmentées, on procède beaucoup à des lectures en diagonale (écrémage) : ici, une certaine forme de savoir faire se développe certainement. C’est en quelque sorte un « lire utile » qui tend par conséquent à se développer. On cherche des informations, des repères, des choses que l’on pourra partager facilement avec ses réseaux sociaux. Il me semble également intéressant de garder un œil sur les blogs spécialisés sur certains genres littéraires qui plaisent à ceux qui lisent des livres : fantasy, « bit lit », manga, etc. Certains jeunes lecteurs qui ne peuvent pas échanger facilement avec leur entourage sur ces questions trouvent un terrain propice sur Internet, même certains garçons. Hervé Glévarec à montré ainsi que la « chambre numérique » permettait notamment aux garçons d’investir des territoires que le monde réel leur permet difficilement : discuter avec des filles, parler de ses émotions, écrire sur ces sujets… Et écrire, c’est lire : les deux sont très liés sur le numérique.
- Selon vous, les nouveaux usages issus de l’univers numérique dont la
lecture, transforment ils la manière de penser des adolescents ? »
Les psychologues et les cogniticiens s’empoignent sur cette question. On parle notamment de phénomènes d’hypo-attention, d’incapacité à aller au delà de la surface des choses (surf…). Au contraire, d’autres parlent de nouvelles capacités, comme je le disais plus haut, de traiter des masses d’information dans des temps limités, de s’intéresser à des questions très variées, d’aller là où on ne prévoyait pas d’aller (serendipité), etc. Je ne sais pas si les jeunes ont un style cognitif différent des book natives (je ne suis pas cogniticien), mais je peux dire qu’ils fonctionnent beaucoup plus en collectif via les réseaux : ils n’ont pas nécessairement à capitaliser pour eux certaines connaissances et certains savoirs en lisant et en apprenant individuellement (je ne parle pas des savoirs scolaires) ; ils savent qu’ils peuvent activer leurs réseaux à n’importe quel moment pour obtenir ces informations…